Introduction

La notion de dépendance économique, devenue incontournable en droit commercial français, suscite de nombreuses interrogations chez les professionnels. L’abus de dépendance économique, prohibé par l’article L. 420-2 du Code de commerce, vise à protéger les acteurs économiques vulnérables, en réprimant les pratiques privées faisant obstacle à la concurrence ou créant un déséquilibre significatif dans les relations commerciales. Quelles situations relèvent de cette infraction ? Quelles précautions adopter ? Quels sont les critères jurisprudentiels à retenir ? Cet article, résolument pédagogique et technique, propose d’éclairer la notion de dépendance économique et d’abus, en s’appuyant sur des cas concrets et des décisions récentes.

Qu’est-ce que la dépendance économique ?

Définition et enjeux

La dépendance économique décrit une situation où une entreprise est obligée de maintenir une relation commerciale avec une autre, faute d’alternative équivalente pour poursuivre son activité. Elle peut concerner aussi bien un fournisseur qu’un client, un distributeur ou un prestataire de services. Cette dépendance peut être objective (due à la notoriété d’une marque, à l’absence de substituts, à la spécificité des produits ou services) ou subjective (choix stratégique d’un partenariat exclusif).

Exemples concrets

• Un distributeur réalise 80% de son chiffre d’affaires avec un fabriquant unique, pour une gamme de produits non substituables sur le marché.
• Un fournisseur qui dépend d’une centrale d’achat représentant l’essentiel de son activité.
• Un prestataire spécialisé ayant adapté toute son organisation pour un client majeur et ne pouvant facilement se reconvertir.

Critères d’identification

Les juridictions retiennent plusieurs critères cumulatifs pour caractériser l’état de dépendance économique :

• La notoriété ou le poids du partenaire sur le marché.
• La part du chiffre d’affaires concernée.
• L’impossibilité de trouver une solution alternative équivalente, à court ou moyen terme.
• L’importance stratégique du partenariat pour l’entreprise dépendante.

“L’état de dépendance économique se définit, pour un distributeur, comme l’impossibilité, pour une entreprise, de disposer d’une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu’elle a nouées avec une autre." (CA Paris, 30 sept. 2021, n°20/07846).

Qu’est-ce que l’abus de dépendance économique ? (article L. 420-2 du Code de commerce)

Cadre juridique

L’abus de dépendance économique est réprimé par l’article L. 420-2 du Code de commerce. Il consiste, pour une entreprise dominante dans la relation, à exploiter abusivement l’état de dépendance économique dans lequel se trouve son partenaire, de manière à affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence sur le marché.

Trois conditions cumulatives

Pour qu’il y ait abus de dépendance économique, il faut démontrer :

• Une situation de dépendance économique avérée.
• Un abus de cette situation, caractérisé par un comportement anormal, déséquilibré ou excessif (ex. : refus injustifié de vente, rupture brutale, conditions commerciales inéquitables, ventes liées, pratiques discriminatoires).
• Une atteinte réelle ou potentielle au fonctionnement ou à la structure de la concurrence sur le marché concerné.

Illustration jurisprudentielle

• La Cour d’appel de Paris a rappelé que la simple importance de la part du partenaire dans le chiffre d’affaires de l’autre ne suffit pas, s’il existe des solutions alternatives.

Encadré pratique

Exemple de dépendance économique invoquée devant les tribunaux :
Une enseigne de bricolage qui ne pouvait se fournir ailleurs pour une gamme exclusive, le fournisseur ayant refusé toute livraison hors du réseau. Les juges ont considéré l’absence de solution alternative comme élément déterminant de la dépendance économique.

Abus de dépendance économique : exemples pratiques

Refus de vente

Une centrale d’achat refuse de fournir un distributeur qui n’accepte pas de nouvelles conditions tarifaires injustifiées. Si le distributeur ne peut s’approvisionner ailleurs, cette pratique peut être qualifiée d’abus si elle affecte la concurrence.

Ventes liées et conditions abusives

Un fabricant contraint ses distributeurs à acheter des volumes excessifs de produits invendables pour obtenir des références phares, imposant ainsi un déséquilibre manifestement excessif dans la relation.

Rupture brutale de relations commerciales

Un prestataire informatique voit son contrat rompu sans préavis suffisant, alors qu’il est dans l’incapacité de retrouver des clients équivalents rapidement. Ceci peut constituer un abus si la dépendance et l’impact sur la concurrence sont prouvés.

Différences avec l'abus de position dominante

L’abus de position dominante suppose une position forte et absolue sur l’ensemble du marché, alors que l’abus de dépendance économique ne requiert qu’une domination relative dans la relation contractuelle. Un acteur peut donc être responsable d’un abus de dépendance, sans occuper une position dominante sur le marché de référence.

Quelles sanctions en cas d’abus de dépendance économique ?

Sanctions administratives et civiles

• Amendes administratives jusqu’à 10% du chiffre d’affaires mondial.
• Nullité des clauses ou contrats concernés.
• Dommages-intérêts pour la partie lésée.
• Mesures conservatoires ou injonctions émises par l’Autorité de la concurrence.

Sanction pénale

Une action pénale peut viser les personnes physiques ayant organisé la pratique anticoncurrentielle (article L. 420-6 du Code de commerce, amende de 75 000 à 1 500 000 euros selon les cas).

L’autorité compétente et le rôle de l’Autorité de la concurrence

L’Autorité de la concurrence est compétente pour instruire et sanctionner les pratiques, mais la victime peut également agir devant le juge civil pour faire constater l’abus, obtenir la nullité du contrat, des dommages-intérêts, etc. Les actions sont souvent combinées.

Jurisprudence récente en matière de dépendance économique

Les décisions de la Cour de cassation et de l’Autorité de la concurrence précisent :

• La nécessité d’établir le critère d’absence de solution équivalente.
• Le caractère contextuel de l’appréciation (prise en compte du secteur, de la stratégie, du poids relatif des acteurs).
• Un durcissement de la jurisprudence sur la preuve de l’affectation de la concurrence.

Exemples récents

• (Cass. com., 10 juillet 2024, n° 22-21.947, FS-B) : rejet d’une demande faute de preuve suffisante de l’absence de solution alternative dans le secteur de la logistique.
• Affaire Apple (2020) : l’Autorité de la concurrence a sanctionné la rupture de contrats de distribution ayant affecté une partie substantielle du marché français de la distribution de produits électroniques.

Exemples de clauses pour prévenir la dépendance économique

Clause de diversification des débouchés
« Le partenaire s’engage à développer d’autres sources ou clients afin de maintenir sa capacité d’autonomie économique, et reconnait que la présente relation n’a pas vocation à créer une dépendance structurelle. »

Attention : Une clause d’exclusivité ne suffit généralement pas à caractériser à elle seule l’état de dépendance économique, selon la Cour de cassation. Mieux vaut insérer des garde-fous sur la liberté de diversification et fournir des solutions alternatives.

Quels réflexes pour les entreprises ?

• Diversifier sa clientèle ou ses sources d’approvisionnement.
• Négocier des délais de préavis et des modalités claires de rupture.
• Suivre la part de chiffre d’affaires réalisée avec les principaux partenaires.
• Se réserver des marges de manœuvre pour rechercher d’autres débouchés ou fournisseurs.

FAQ - Dépendance économique et abus de dépendance économique

Qu’est-ce que l’abus de dépendance économique ?

Il s’agit d’une pratique par laquelle une entreprise tire profit, de manière anormale, de la fragilité économique d’un partenaire qui n’a pas d’alternative équivalente, portant ainsi atteinte à la concurrence sur le marché concerné.

Qu’est-ce que la dépendance économique ?

C’est l’impossibilité, pour une entreprise, de poursuivre son activité sans le concours d’un partenaire, faute de solution alternative techniquement et économiquement viable.

Qu’est-ce que l’abus d’état de dépendance économique ? (article 1143 du Code civil)

Sur le plan civil, l’article 1143 du Code civil permet de sanctionner un engagement souscrit sous la contrainte résultant d’une situation de dépendance, conduisant à la nullité pour violence économique (non limité à la dépendance économique stricte).f

Abus de dépendance économique : exemples courants ?

• Refus injustifié de livraison de produits stratégiques.
• Imposition de conditions tarifaires ou commerciales léonines.
• Rupture brutale sans préavis, alors que le partenaire n’a pas d’autre débouché réaliste.

Quelles sanctions ?

• Amende administrative, nullité du contrat, dommages-intérêts, mesures conservatoires, voire sanctions pénales, variables selon la gravité et l’impact sur la concurrence.
• Les condamnations restent rares, du fait de la complexité de la démonstration.

Quel rôle pour l’Autorité de la concurrence ?

Elle instruit et sanctionne les abus affectant la concurrence ; elle peut se saisir d’office, émettre des injonctions ou des amendes, et coopère avec les juridictions civiles.

Que dit la jurisprudence récente ?

Elle durcit la preuve du critère “d’absence de solution alternative”, apprécie les faits au cas par cas, et exige une preuve tangible de l’impact sur la concurrence pour retenir l’abus.

Sur quels textes s’appuyer ?

• Article L. 420-2 du Code de commerce pour le droit de la concurrence.
• Article 1143 du Code civil pour la nullité du contrat pour violence économique.
• Article L. 420-6 pour la sanction pénale.

Pratiques restrictives de concurrence et dépendance économique

L’abus de dépendance fait partie des pratiques restrictives de concurrence relevant du contrôle, sanction et prévention par les autorités compétentes françaises (Autorité de la Concurrence).

Pour conclure

La qualification d’abus de dépendance économique exige une approche rigoureuse, tant dans l’analyse du partenariat que dans la preuve du caractère anormal de la pratique et son impact sur le marché. Une vigilance accrue s’impose dans la rédaction des contrats et la conduite des relations commerciales pour limiter tout risque juridique, préserver l’équilibre des relations et éviter des contentieux toujours coûteux pour l’entreprise.

À propos de l’auteur

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Guillaume Leclerc, avocat au Barreau de Paris en contrats commerciaux et contentieux des affaires.

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